De notre naissance à notre mort nous traversons l'existence en franchissant des étapes successives. Chacune d'entre elles nous apporte son lot de péripéties et de perspectives nouvelles, et nous transforme un peu à chaque fois. Ces jalons sont des repères sur la carte du temps humain, qu'ils découpent chronologiquement ou symboliquement en périodes. Plusieurs divisions ont ainsi été proposées. De façon significative, la plupart d'entre elles réservent une place particulière à cette partie critique de l'âge adulte : la mi-vie.
Pour Jung, la vie est composée d’un ensemble de polarités, telles que la vie et la mort, le jour et la nuit, et obéit à une loi d’équilibre et d’autorégulation. Le soi réunit les différentes polarités et le potentiel complet de l’individu en un tout créateur. Jung appelle « processus d’individuation », le développement progressif de la personne qui consiste à devenir ce que l’on est dans sa condition de potentialité originelle. Bien que le processus d’individuation, qui, selon Jung, commence au midi de la vie, soit une tendance innée, elle demeure inaccessible à ceux qui, insensibles à leur intériorité, restent prisonniers de leur rôle social. L’homme ne devient un être unifié et ne peut se développer harmonieusement que lorsque le processus d’individuation est pleinement réalisé, que le conscient et l’inconscient ont appris à vivre en paix l’un avec l’autre, et à se compléter.
Dans "L’Ame et la Vie", Carl Gustav Jung parle du milieu de la vie. En voici un extrait :
« Le midi de la vie est un point de la plus haute importance psychologique. L'enfant commence sa vie psychologique dans un milieu très restreint, dans le domaine fermé de la mère et de la famille. A mesure qu'il mûrit, son horizon s'élargit en même temps que sa sphère d'influence. Ses intentions et ses espérances visent à l'extension de sa sphère personnelle de puissance et de possession, son désir se tend de plus en plus vers le monde extérieur. La volonté individuelle s'identifie de jour en jour davantage aux fins naturelles des facteurs inconscients. Ainsi l'homme en arrive à insuffler aux choses sa propre vie en quelque sorte, si bien qu'elles finissent par vivre d'elles-mêmes, se multiplier, et qu'il se trouve insensiblement dépassé par elles. Les mères sont distancées par leurs enfants, les hommes, par leurs œuvres. Ce qui fut créé d'abord péniblement, peut-être au prix de très grands efforts, ne peut plus être entravé dans sa marche. D'abord c'était de la passion : puis ce fut une obligation et, finalement, c'est un insupportable fardeau, un vampire qui a sucé la vie de son créateur.
Le midi de la vie est l'instant du déploiement extrême où l'homme est tout entier à son œuvre, avec tout son pouvoir et tout son vouloir. Mais c'est aussi l'instant où naît le crépuscule : la deuxième moitié de la vie commence. La passion change de visage et prend dès lors le nom de devoir ; impitoyablement, le « je veux » devient un impérieux « tu dois » ; les sinuosités du chemin qui jadis, apportaient surprises et découvertes, deviennent des habitudes. Le vin ne fermente plus, la clarification commence. Si tout va bien, l'homme développe des tendances conservatrices. Ce n'est plus en avant, mais en arrière que l'on regarde involontairement ; et l'on commence à se rendre compte à soi-même de la manière dont la vie s'est développée jusque-là. On en recherche les véritables motifs et des découvertes surgissent. Les réflexions critiques qu'il fait sur lui-même et sur son destin dévoilent à l'homme la particularité de son être. Mais ces acquisitions ne lui viennent pas sans peine ; elles succèdent à des bouleversements violents.
Imaginez un soleil animé de sentiments humains et de la conscience humaine du temps. Le matin, il naît de la mer nocturne de l'inconscient et regarde le vaste monde bigarré dont l'étendue s'élargit à mesure qu'il s'élève au firmament. A cet élargissement de son cycle d'action, qui résulte de son ascension, le soleil reconnaîtra son importance et verra son but suprême du plus haut qu'il soit possible et dans la plus grande étendue de sa bénédiction. Dans cette conviction, il atteindra à l'improviste le zénith, auquel il n'avait pas songé parce que son existence individuelle. qui est unique, ne pouvait pas connaître d'avance son point culminant. A midi commence la descente, déterminant un renversement de toutes les valeurs et de tous les idéaux du matin.
La transition de la matinée à l'après-midi de la vie se fait par une sorte de transmutation des valeurs. La nécessité s'impose de reconnaître la validité non plus de nos anciens idéaux, mais de leurs contraires, de percevoir l'erreur dans ce qui était jusqu'alors notre conviction, de sentir le mensonge dans ce qui était notre vérité et de mesurer combien il y avait de résistance et même d'animosité dans ce que nous prenions pour de l'amour.
Le vin de la jeunesse ne se clarifie pas toujours dans l'âge mûr ; il se trouble aussi parfois.
Sans préparation aucune, les hommes atteignent la deuxième moitié de la vie. Existe-t-il quelque part des écoles. non seulement des écoles supérieures, ou des écoles d'un degré plus élevé, qui prépareraient les quadragénaires à leur vie de demain et à ses exigences, comme les universités et les écoles ordinaires donnent aux jeunes gens une première connaissance du monde et de la vie ? Nullement. C'est tout à fait à l'improviste que nous arrivons au midi de la vie ; pis encore, nous l'atteignons armés des idées préconçues, des idéaux, des vérités que nous avions jusqu'alors. Or, il est impossible de vivre le soir de la vie d'après les mêmes programmes que le matin. car ce qui était alors de grande importance en aura peu maintenant et la vérité du matin sera l'erreur du soir.
Autant notre éducation collective s'inquiète de l'éducation de la jeunesse, aussi peu pense-t-elle à l'éducation de l'adulte dont on suppose toujours - on ne sait de quel droit - qu'il n'en a plus du tout besoin. Pour ce passage extraordinairement important de l'attitude biologique à l'attitude culturelle, pour la transformation de l'énergie de sa forme biologique en sa forme culturelle, il est pour ainsi dire dépourvu de tous conseils. Ce processus de transposition étant un processus individuel, ne peut être commandé par des règles et des prescriptions générales.
La jeunesse sans expérience pense souvent qu'on pourrait bien laisser de côté les vieux dont il n'y a plus rien à attendre et qui sont tout au plus bons à représenter des survivances pétrifiées du passé. C'est là une grave erreur de croire que le sens de la vie s'épuise au cours de la phase de jeunesse et d'expansion, que, par exemple, une femme soit " finie " après la ménopause. L'après-midi de la vie a tout autant de sens que le matin ; mais son sens et son but sont tout différents.
L'homme qui vieillit devrait savoir que sa vie ne monte, ni ne s'élargit plus, mais qu'un processus interne impitoyable la rétrécit. Pour l'homme jeune c'est presque un péché ou un danger de s'occuper de lui-même ; pour l'homme qui vieillit, c'est au contraire un devoir et une nécessité de considérer son soi-même avec sérieux. Le soleil rentre ses rayons comme pour s'éclairer lui-même après avoir gaspillé sa lumière sur un monde. Au lieu de cela, beaucoup de vieux préfèrent être des hypocondres, des avares, des hommes à principes et des laudatores temporis acti ou des éternellement jeunes, attitudes qui sont de misérables remplaçants de l'éclairement de soi-même, de son Soi; c'est là une conséquence inévitable de la folie qui voudrait que la deuxième moitié de la vie fût régie par les mêmes principes que la première.
Les troubles névrotiques très fréquents de l'âge adulte se ressemblent en ce qu'ils veulent tous transférer la psychologie de la phase de jeunesse au-delà du seuil de quarante ans. Qui ne connaît de ces vieux messieurs pathétiques qui ne cessent de ranimer les souvenirs du temps où ils furent étudiants et ne peuvent attiser la flamme de leur vie qu'en regardant vers l'époque de leur héroïsme homérique, mais qui sont, par ailleurs, encroûtés dans leur vie de philistins sans espoir et sans événements ? Ils ont, il est vrai, cet avantage. dont il ne faut pas méconnaître la valeur, de n'être pas névrosés et de n'être, à l'ordinaire, que d'une ennuyeuse monotonie. Le névrosé est plutôt celui qui ne réussit jamais, dans le présent, comme il le voudrait et qui ne peut jamais non plus se réjouir du passé.
Le sol nourricier de l'âme, c'est la vie naturelle.
Celui qui ne la suit pas reste suspendu en l'air et se fige... A partir du milieu de la vie. celui-là seul reste vivant qui veut mourir avec la vie...»